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Les tisserands de Thieux

       -Ils avaient même réussi à racialiser la Mort ! Indigné, Tripod Dog Baba se mit en Mutrasana pour se soulager contre le mur du cimetière des blancs.

- Il n´y n’a rien de scandaleux à ça ! C´est la suite logique de la rencontre d´un système colonial raciste avec une société ancrée dans ses castes. Les blancs d´un côté, les assimilés de l´autre ; les gens de caste et les hors castes séparés. Quoi de plus normal ? Et n´oublions pas les juifs, les protestants et autres je ne sais quoi…

-ça ne te révolte pas ?

-Oh, ne fais pas ton révolté toi ! Tu nous as déjà fait le coup une fois ; ça suffit. Contente-toi de ton nouveau rôle, et ne me fais pas chier avec tes indignations sélectives. Le Koravan esquissa un pas de Dappankuttu. C´était sa façon d’exprimer sa victoire lorsqu´il marquait un point sur ses adversaires. Tripod Dog Baba fut déconcerté par autant d´agressivité.

-Il existait aussi un cimetière français, à l’époque…  Reprit timidement ce dernier.

-Mais ma parole, qu´est-ce qu´il te prend aujourd´hui ? Tu nous la joues à l´historien maintenant ? Le Koravan parut agacé. Oui, il existait un cimetière français à l’emplacement du Consulat qui, connu sous le nom de l´Hôtel de l´Ordonnateur était la demeure de Jean Baptiste de Fulgence de Bury. Cet officier de l´Infanterie fut aussi le Président de l´assemblée coloniale sous la Convention.

-Et le cimetière des Malabars chrétiens alors ? Tripod Dog Baba demanda malicieusement. 

-C´est quoi ce soir ? C’est soirée Quiz, chez les chiens aujourd´hui ? Écoute-moi bien, tu ne me connais pas. Mais, moi je te connais très bien. Arrête de faire le malin avec moi. Et pour répondre à ta question ; le cimetière dont tu me parles se trouvait à l´emplacement du Collège Calvé. Il fut construit en 1702 et s’appelait Cimetière St Michel ou Cimetière des Jésuites.

-Ben, c’est là que je suis né. Tripod Dog Baba prit son air prétentieux.

-Tu continues comme ça, tu vas t´en prendre une, sale cabot ! Je te l´ai déjà dit, je sais qui tu es. Je te suis depuis ton arrivée dans cette ville. Je te le répète ; arrête de me prendre pour un idiot !

-D´accord, d´accord ! On pourrait au moins s´amuser jusqu´à ce qu´on aille réveiller cet homme. Dit Tripod Dog Baba, d´un ton conciliant. De plus, je ne savais pas que tu connaissais autant de choses. Je suis vraiment impressionné. La flatterie ! Il n´y a rien de mieux.  Pensa-t-il en regrettant de s’être acoquiner avec ce Koravan alcoolique.  Le cimetière des Chrétiens Parias ?

-Eh bien, il fut construit en 1753 ; il se trouvait à l´angle de la Rue Montorsier et de la Rue Ellaiammanne Kovil. Il en existait un autre au sud du Petit Canal, construit en 1705.

-Le cimetière des Capucins ?

-Il fut construit en 1726, et se situait entre la rue Dumas et Romain Rolland. Il fut aussi appelé cimetière des français et cimetière des notables, à cause des tombes personnages importants.

- Et, celui-ci ?

-Il fut ouvert en 1784 et devint cimetière de la ville sous l´ordre de Dupuy en 1825. Mais, très peu de personnes savent qu´auparavant il y avait un temple de Murugan ici.

Les tisserands de Thieux

    L´homme était assis en train de fumer nerveusement son Suruttu. Malgré la légère brise nocturne, il sentit quelques perles de sueurs gouttaient sur son front. Il entendit la sirène de l´usine Rodier retentir lugubrement dans cette nuit d´été. Le vacarme des fantômes espiègles qui se balançaient sur les branches du Veppa Maram, l´importunait.  Il ramassa une brique tombée d´une sépulture et la lança dans leur direction. Ils s’enfuirent et rentrèrent dans leur tombe en poussant des cris stridents. II voulait faire la même chose. Rentrer dans sa tombe et retrouver ce calme qu´il chérissait depuis si longtemps.  Mais que veulent ces deux énergumènes ? Pourquoi viennent-t-ils perturber son éternel sommeil ? Il pouvait les ignorer et prétendre qu´il ne les entendait pas. Mais, il était en même temps curieux de savoir ce qu´ils voulaient. Il avait hâte d´en finir avec cette histoire. Il restait là en appréhendant les minutes qui allaient suivre.

      Tripod Dog Baba et le Koravan furent surpris de le voir assis sur sa tombe. Ils parurent déçus. Désenchantés de ne pas pouvoir le tourmenter. Ils avaient pris un malin plaisir ces derniers jours à le tracasser. Pendant que le Koravan s´asseyait à côté de l´homme et lui proposait une gorgée de Sarayam ; Tripod Dog Baba tournait autour de la tombe. L´homme les regarda ahuri. Un chien et un Koravan ! C´est eux qui l´avaient harcelé ? Un chien handicapé et un Koravan alcoolique ! Il se sentit plus rassuré et regarda droit dans les yeux Tripod Dog Baba qui s´était arrêté devant lui. Il léchait sa patte mutilée et demanda d´une voix autoritaire.

-Comment tu t´appelles ? C´est ta tombe ça ?

-Quel idiot s´assiérait sur une tombe autre que la sienne ? Et j´avais l´impression que tu étais un érudit ! Tu ne sais même pas lire ? Pourtant c´est écrit en gros !

- Ne fais pas le malin, réponds à ma question. Tripod Dog Baba parut offusqué par la remarque, et regarda le Koravan pour avoir son soutien. Celui-ci s’était adossé à la croix et savourait sa bouteille de Saarayam.

-Je m´appelle Louis Pragasam. Dit l´homme, fièrement.

-Tu es quoi ? Un héros de guerre ? Un homme politique ? Un bienfaiteur ?

-Qu´est-ce que ça peut te faire ? Pourquoi tu me demandes ça ? Demanda l’homme. Il les regardait tour à tour avec un air méfiant. 

-Comment se fait-il qu’il y a une rue à ton nom ?

-Parce que je suis célèbre et connu.

-Connu, pourquoi ?

-Parce que j’ai voyagé avec l’Amiral Satan. L’homme bomba le torse et jeta un regard dédaigneux vers Tripod Dog Baba.

Ce dernier parut impressionné par le nom évoqué. 

-Et, c’est qui cet Amiral Satan ? Son agressivité fit place à un ton plus conciliant.

L’homme jubilait intérieurement. Il sentit qu’il avait réussi à épater son interlocuteur. Aussi, laissa-t-il place au silence pour faire durer le suspense. Tripod Dog Baba remuait la queue d’impatience.

-L’Amiral Satan, c’est Suffren. Pierre André de Suffren de St Tropez ! Vice-amiral de France, bailli de l’Ordre de Malte qui a mené la marine française contre les anglais et les hollandais. Un grand combattant ! L’homme se mit au garde-à-vous, et salua le héros invisible. Tripod Dog Baba qui ne pouvait contenir son admiration fit de même. N’étant pas habitué au salut militaire, il se trompa de patte et se retrouva la gueule dans le sable. L’homme et le Koravan s’esclaffèrent de rire en voyant Tripod Dog Baba perdre l’équilibre.

-Tu…. Vous avez combattu avec lui ? Il redoubla d’affabilité en prenant conscience du prestige de l’homme.

Les tisserands de Thieux

Une lueur de panique s’afficha sur le visage de ce dernier. L’homme parut embarrassé par la question. Il se tortillait sur sa tombe, ne sachant que répondre. Le Koravan esquissa un sourire étrange devant ce silence. Tripod Dog Baba ne pouvant contenir sa curiosité le suppliait.

-Je vous demande pardon cher Monsieur, si je vous ai offusqué. Je ne savais que vous étiez un personnage si important. De grâce, dites-moi qui vous êtes, et parlez-moi des différents combats auxquels vous avez participé.

-Arrête de le harceler Tripod Dog Baba ! Le Koravan, jusque-là silencieux, se manifesta d’un ton enjoué. D’abord, qu’est-ce que ça peut te faire que cet homme ait une rue à son nom. Tu en as une, n’est-ce-pas ? D’ailleurs, on dit aussi que tu as une ville.

-Une ville ? Non, c’est plutôt un nouveau monde. Répondit Tripod Dog Baba, avec un sursaut de fierté.

-Un nouveau monde ? Tu appelles Nouveau Monde, cet endroit infecté de parasites ? Le Koravan cracha avec dédain.

-Louis Pragasam ou Louis Pragachen ; c’est bien ça ? Le Koravan insista sur le Pragachen.

L’homme sursauta lorsqu’il entendit son nom martelé de cette façon. Il sut immédiatement que le Koravan savait quelque chose.  Affolé, il lui jeta un regard suppliant.

-Alors, Louis Pragasam fit effectivement le voyage avec l’Amiral Satan. Le Koravan reprit nonchalamment, sans faire attention à l’homme pétrifié. Mais, ce n’était pas dans le but de combattre. Le 25 Septembre 1783, Suffren embarque 52 tisserands et fileuses de la région de Pondichéry ayant la réputation de tisser des toiles très fines inconnus en Europe. Le motif derrière son acte restera toujours un mystère. Pourquoi ce grand militaire célèbre vous a  embarqué sans raison particulière ?

L’homme restait ébahi. Comment ce vil Koravan savait tout cela ? Un silence désagréable tomba sur le cimetière.

-Tu n’es qu’un simple tisserand alors ? S’exclama Tripod Dog Baba.

-Oh non, méprenez-vous ! Je ne suis pas tisserand ! L’homme se montra complaisant à son tour. Je suis….. Enfin, j’étais le chef du groupe.

-Rectification ! Tu n’étais qu’un interprète. Un mauvais, en plus. On disait que son français était approximatif. Dit le Koravan en direction de Tripod Dog Baba. On ne saura jamais pourquoi et comment  Suffren l’aurait recruté. Donc, refusé par les maltais, nos tisserands débarquent à Marseille en Aout 1784. M de Calonne qui était contrôleur général des finances et maître de ce projet eut l’ait très embarrassé. Il n’y avait personnes pour les accueillir. Personne n’était intéressé par les tisserands indiens. Et ce n’est qu’en Octobre 1875, que Jean-Jacques Maurille-Michau de Montaran , un des quatre intendants du commerce du Royaume décide de les héberger dans son château de Thieux. Le groupe était composé de 14 hommes  et 38 femmes. Il y avait douze tisserands, un barbier, un blanchisseur, quatre dévideuses, vingt-six fileuses et six autres femmes aux taches inconnues.

-Quelle idée farfelue ! Mettre tout ce monde dans un même château ? J’aimerais bien savoir comment ils ont fait. Tripod Dog Baba se grattait l’oreille droite en réfléchissant.  

-Justement, cette expérience se termina en échec. Non seulement, on se rendit compte très vite que ces tisserands ne savaient tisser que des toiles d’une grosse filature ; comparé à ceux du Bengale qui fabriquaient des tissus fins. De plus, des tensions vives éclatèrent dans le groupe à cause de la promiscuité. Hébergés dans la cave du château qui se transforma en habitat, ateliers et occasionnellement en prison leurs conditions de vie devinrent un enfer.  En l’espace de deux ans, il y eut des décès, des naissances et beaucoup de malades.

-Des naissances ? Tu veux dire que…Tripod Dog Baba parut étonné.

-Eh oui ! Malgré leurs conditions, on ne sait pas comment ils ont trouvé le moyen pour s’amuser.  Ils regardèrent de façon goguenarde l’homme qui se sentit mal à l’aise.

-Alors, explique-moi Mr l’Interprète. Comment ça se fait qu’il y ait des enfants qui soient nés. Il n’y avait pas de couples, pourtant ; n’est-ce-pas Koravan ? Et combien d’enfants ?

-Douze en tout ! Répondit le Koravan. D’ailleurs, on ne sait pas le rôle qu’ont joué ces six femmes.

-What? S’exclama, Tripod Dog Baba. Douze enfants! Vous ne vous êtes pas emmerdés, les gars !

-Ce n’est pas vrai ! Toutes ces histoires de naissances ne sont que des balivernes. Vous ne connaissez rien à cette histoire.  L’homme essayait de se défendre tant bien que mal.

-Tais-toi Mestry ! Tripod Dog Baba le rudoya. Car, tu n’es qu’un Mestry dans cette histoire. Et alors, que s’est-il passé après Korava ? Il avait  repris son ton supérieur.

-Eh bien, après ce désastre, la décision fut prise de les rapatrier. Le 1er Septembre 1787, 16 hommes, 30 femmes et 12 enfants quittent Thieux en direction de Lorient.  10 mois plus tard ; le 21 Juillet 1788, pour être exact, ils débarqueront à Pondichéry.  

-Eh Ben, en voilà une aventure ! Et en quel honneur a-t-on donné votre nom à cette rue, Mr Pragachen ?

-Pragasam, Louis Pragasam. S’empressa de dire, l’homme sans répondre à la question.

-Il ne connaissait pas la réponse. D’ailleurs, pourquoi as-tu une rue à ton nom, toi ? Le Koravan se tourna vers Tripod Dog Baba.

-Moi, parce que je suis une personnalité, moi ! Répondit ce dernier, offusqué.

-Ah oui ? Et qu’as-tu fait pour cette ville ?

Le même silence désagréable s’installa sur le cimetière.

Cet endroit doit être une des rares villes où les rues sont nommées après des personnes qui ne méritent pas  d’être citées.

Le Koravan cracha par terre et s’éloigna en laissant les deux héros bouche-bée.

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