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Villa Aroume

 Madhava Nair ne se douta de rien. Fatigué par toutes ces épreuves, il accueillit la proposition avec grande joie. D’une autre part, l’idée de quitter les terres ancestrales le rongeait. Assailli par le doute, le jeune Karnavar avait pendant de longues journées déambulé dans les seize immenses couloirs du Pathinarukettu. De caractère indolent, Madhava Nair n’était pas homme à grande destinée. Cette nouvelle responsabilité pesait lourd sur ses épaules frêles. Grandi à l’ombre d’un père autoritaire et tyrannique, Madhava Nair n’avait jamais rêvé de prendre les rênes du Tharavad. Incapable de prendre la moindre décision, son esprit tourmenté vaguait dans la maison à la recherche d’une issue honorable.

Quelques jours plus tard, Jérôme de La Farge leur céda la belle maison coloniale de la rue Rangapillai. À première vue, Madhava Nair fut déçu par la maison. Lui qui n’avait jamais voyagé en dehors du royaume de Travancore imaginait que le monde ressemblait à son univers constitué de cocotiers, de rizières et de cours d’eau. Le bruissement du Valli Aaru lui manquait ; l’odeur du camphre qui se répandait du temple de Kumarakovil l’obsédait. Les rizières à perte de vue de son Tharavad paraissaient lointaines. Debout à l’angle de la rue François Martin, anciennement Rue du Gouverneur, il fut assailli par le doute. Il aurait tant voulu habiter dans le palais du Gouverneur avec son somptueux jardin. En dépit du dénuement dont sa famille était frappée, Madhava Nair vivait sur un éternel nuage d’illusions. Pourtant Villa Aroumé est une des plus belles maisons de la ville…

Bâti dans le style colonial, l’édifice à deux étages tenait majestueusement ; il était soutenu par d’énormes colonnes blanches sculptées qui se terminaient par une structure triangulaire où figurait un magnifique paon. L’entrée large avec son portail en fer forgé avec des motifs élaborés, donnait sur un jardin majestueux dont les plantes élégantes avaient été savamment choisies par un certain Saverikannu qui était l’ancien propriétaire. Le salon des visiteurs en marbre importé d’Italie contenait d’imposantes portes en Cho Chi que le propriétaire avait rapporté du Vietnam. Les multiples chambres étaient spacieuses avec des meubles et ornements muraux qui témoignaient du goût raffiné de Saverikannu. Il y avait trois maisons extérieures tout aussi richement décorées que la villa qui servaient d’appartements pour les invités et les personnes qui étaient à son service. Deux lions imposants en terre cuite installés de chaque côté de la balustrade de la villa surplombaient le jardin où siégeait une statue grandeur nature rapportée du Vietnam.

Toute cette splendeur n’avait pas réussi à impressionner Madhava Nair, qui rongé par le doute songeait à retourner dans son ancienne Tharavad ; mais l’histoire de cette maison réussira à le calmer.

 

*

Villa Aroume

La magnifique demeure blanche au nom de Villa Arumé, adjacente au Palais du Gouverneur avait appartenu à l’illustre famille Prouchandy. Saverikannu Prouchandy qui avait acheté la résidence était le neveu de Darmanathan Prouchandy qui fut le premier Tamoul à avoir fondé sa propre compagnie navale bien avant V O Chidambaram. Né à Pondichéry, ce dernier émigra en Indochine à la recherche d’une vie meilleure. Il débuta sa vie comme fournisseur de produits divers pour l’hôpital militaire de Saigon ; et en 1891, il établit sa propre société de navigation. Défiant la concurrence des Messageries Fluviales, Darmanathan Prouchandy amassa une fortune colossale en naviguant de Phnom Penh jusqu’à la mer de Chine méridionale. Son premier bateau Alexandre avait sillonné le fleuve des neuf dragons transportant passagers et cargaisons à travers des rizières, des maisons flottantes, des temples et des forêts luxuriantes. De Shodok à Hatien, dans le golfe de Siam jusqu’à Takeo et Phnom Penh, le bateau de douze mètres avait parcouru les eaux marron et limoneuses du majestueux Mékong. Sa vie pourtant remplie de succès aura une fin triste. Jaloux de la fortune démesurée de Darmanathan Prouchandy, le pouvoir colonial antagonique perturba ses affaires jusqu’à l’entraîner dans une chute vertigineuse. Le cœur brisé et ruiné, il mourut dans les bras amnésiques de Kali.

 

À l’inverse de Darmanathan Prouchandy qui connut une carrière fulgurante, Saverikannu eut des débuts très difficiles. En 1886, le jeune homme âgé seulement de 16 ans part retrouver son oncle paternel Darmanathan à Saigon. Les études l’ennuient ; il n’était pas prédisposé à devenir un de ces scribouillards dont regorgeait la Cochinchine. Soif d’aventures ; la tête emplie de rêves, Saverikannu s’embarque vers un nouvel horizon hélas ombreux. Ignoré par son oncle, et inapprécié par sa nouvelle compagne, Saverikannu voit ses rêves s’engloutir dans les profondeurs du Mékong. Confiné uniquement aux tâches ménagères, sa perspective de s’enrichir commence à s’effiler. Dépité, il décide de dévier le cours malheureux de son destin et quitte la belle maison du Boulevard Bonnard pour forcer la main de la providence. Sans un sou en poche, abandonné par un oncle indifférent, le jeune homme erre dans les rues inhospitalières de Saigon. Les ailes de ses espoirs brisées, l’aigle qui rêvait de voler haut, faute d’atteindre les cieux, se réfugie sous les ponts. Repéré par les autorités locales, il fait partie des nombreux infortunés qui se font rapatrier vers leur pays natal.

Le 10 mai 1899, les vagues bleues de l’océan qui l’avaient transporté vers un avenir enchanteur treize plus tôt vont le refouler vers le passé douloureux ancré sur la plage de Pondichéry. Le retour fut amer pour le jeune homme qui à l’aube de sa trentaine voyait sa vie se couvrir de nuages sombres. Mais c’était sans connaître le caractère déterminé de Saverikannu. Quelques mois plus tard, il est de retour à Saigon et recommence sa vie comme employé de bureau, puis comme collecteur d’impôts ambulant. Méticuleusement, il utilise l’argent gagné à acheter des biens immobiliers. La fortune lui sourit enfin ; il devient propriétaire d’une centaine de maisons et de plusieurs plantations de caoutchouc. Ses anciens rêves, telles des étoiles filantes qui l’avaient abandonné esseulé dans une nuit sombre, revinrent pour illuminer ses jours dorénavant éclairés. En très peu de temps, grâce à l’argent savamment placé, Saverikannu devint immensément riche. Il était temps de retourner au pays natal. L’océan ouvrit les bras pour l’accueillir ; les vagues sourirent sur son passage ; le cri des mouettes qui chantaient ses louanges faisait écho jusqu’au Pier de Pondichéry où il avait échoué quelques années plus tôt.

À son retour, il se mit à la recherche d’un endroit convenable pour y habiter. Un homme d’une telle stature ne pouvait qu’habiter dans la Ville blanche parmi les Européens et les personnes opulentes. Il eut vent d’une vente aux enchères de cette belle demeure qui se trouvait à côté de la maison du Gouverneur et face à la place du Gouvernement. Construite au XVIIIe siècle, cette résidence avait abrité d'illustres Gouverneurs tels que Dupleix, Dumas, Lenoir, et avait appartenu pendant très longtemps à la Compagnie des Indes orientales. Tous les notables de la ville convoitaient agressivement la maison. La concurrence s’annonçait rude ; car des candidats riches et influents figuraient dans la liste. Émile Gaudart, industriel et fils de l’ancien maire de Karikal François Gaudart qui avait fait don de la statue de Jeanne d’Arc en face de la paroisse était l’un des concurrents farouches. Henri Gaebelé, ancien maire d’Oulgaret et propriétaire des usines de filatures et tissage de Mudaliarpeth rêvait depuis longtemps de cette maison. Gallois-Montbrun, ancien maire dont la maison se trouvait sur la rue Berry souhaitait se rapprocher de la maison du Gouverneur. La proximité de ce temple païen avec ce Ganesh persifleur l’incommodait. Poulain, Cornet, Calvé Sangara Chetty, Sinnaya Mudaliar…. la liste était longue. Sûrs de leurs influences et de leurs richesses, ces derniers méjugèrent le dernier venu. Mais rien ne pouvait altérer la décision de Saverikannu, pour qui l’acquisition de cette maison était non seulement une affaire de prestige, mais il désirait ardemment habiter dans ce lieu historique hautement symbolique. Car c’était la demeure de François Martin qui avait résisté à la destruction de la Ville blanche par les Anglais en 1760. Défiant ses concurrents qui le sous-estimaient, Saverikannu remporta les enchères aisément. Cette victoire s’avéra de bon augure, car il se maria immédiatement avec sa bien-aimée Aroumé dont il était éperdument amoureux et donna son nom à la villa.

Malheureusement son bonheur ne durera pas longtemps. Le destin pernicieux ne lui laissa qu’un court répit ; son jeu démoniaque lui jouera un mauvais tour. La belle Aroumé succombera à une grave maladie sans lui laisser d’héritier, laissant Saverikannu inconsolable. Cependant, effrayé par l’éventualité de ne pas laisser de successeurs derrière lui, l’homme se remaria. Il repart bientôt à Saigon avec sa nouvelle épouse qui lui donnera quatre enfants, et prend sous sa protection son jeune neveu Léon Prouchandy. Bien des années plus tard, il reviendra mourir dans la Villa Aroumé atteint d’une maladie inguérissable.

Fidèle à la tradition familiale, Léon Prouchandy aura lui aussi une vie flamboyante. Audacieux, le neveu du richissime Saverikannu brave les coutumes ancestrales en se mariant avec la jeune veuve. Attiré par les enseignements de Gandhi, il se jette corps et âme dans la lutte pour l’indépendance. L’immense fortune laissée par son oncle ne l’intéresse pas. Nourri par l’idéalisme du Mahatma qui incite les fonctionnaires à quitter leur profession dans des établissements étrangers, Léon démissionne de la banque dans laquelle il occupe une fonction importante. Cependant, son caractère indépendant le pousse à ne pas suivre à la lettre les préceptes de Gandhi. Tandis que ce dernier se délecte à se déguiser en fakir obsolète, Léon Prouchandy exhorte ses compatriotes à se défaire des vêtements et coiffures traditionnels pour revêtir des habits européens afin de gagner le respect des colons.

La mort devait avoir un dessein insondable sur la fin tragique des hommes de cette famille.

Le 8 août 1943, le célèbre Subash Chandra Bose prend les commandes de l’Armée nationale indienne. Le lendemain, accompagné de l’Ambassadeur du Japon Matsumota, il arrive à Saigon où il est accueilli par la communauté indienne. À cette époque, le bureau du Secrétariat général de la Ligue pour l’Indépendance de l’Inde est situé dans la résidence du 76, rue Paul Blanchy qui appartient à la famille Prouchandy. C’est dans ces circonstances que Léon Prouchandy se rapproche de Subash Chandra Bose, et devient un donateur zélé pour la Ligue.

Deux ans plus tard, la guerre touche à sa fin. Subash Chandra Bose se voit contraint de fuir le Japon et atterrit à Saigon pour se réfugier dans le bureau de la Rue Paul Blanchy. Le 18 août 1945, le fugitif s’enfuit vers une destination inconnue. L’une des dernières personnes à qui il fait ses adieux est Léon Prouchandy. Tandis que le mystère de la mort accidentelle de Subash Chandra Bose s’épaissit, Léon Prouchandy est arrêté quelques mois plus tard. Les autorités coloniales qui doutent de la version officielle l’emprisonnent et le torturent pour connaître la vérité. Les cellules de la geôle deviennent très vite une chambre à horreur. La vie du jeune Léon Prouchandy devient futile dans les mains monstrueuses des tortionnaires qui lui infligent les pires supplices. C’est un homme altéré qui sort du centre de détention trois plus tard. La prison lui avait volé son idéal et sa mémoire. Amnésique au point d’oublier d’avoir sacrifié sa vie pour la patrie, le malheureux s’éclipse discrètement comme une étoile qui aurait oublié de scintiller.

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